Corps de l’article

Ce texte a été révisé par Isabelle Gauvin

Introduction

Il y a déjà au-delà de 30 ans, Bourdieu et Passeron (1970) déploraient les pratiques reproductives de l’école française, qui permettait au groupe dominant d’acquérir plus facilement le capital social dispensé par le système scolaire et d’augmenter une fois de plus ses avantages comparé aux autres groupes. Bourdieu (1982) a montré comment l’école avait tendance à privilégier le groupe dominant en valorisant son répertoire linguistique à l’exclusion des langues des autres groupes.

Depuis, les inégalités dans le système scolaire, pour divers groupes linguistiques et sociaux, ont été confirmées par les résultats de nombreuses études, dont la recherche ethnographique de Heath (1983), menée sur 10 ans auprès de trois communautés américaines. En portant son attention sur les pratiques langagières adoptées en milieu familial, Heath a montré qu’elles pouvaient varier de façon significative d’un groupe à l’autre. Sa recherche a aussi révélé que l’école reflétait et soutenait les styles discursifs développés dans les foyers du groupe dominant, et que les enfants de ce milieu pouvaient bénéficier de la continuité des pratiques entre la maison et l’école. Par contre, il existait un écart marqué entre les pratiques de l’école et celles qui étaient adoptées dans les familles des autres groupes et, par conséquent, les enfants de ces derniers étaient défavorisés dans leurs interactions linguistiques à l’école.

Par ailleurs, les études sur l’apprentissage des langues dans différents contextes montrent que les élèves de groupes minoritaires sont marginalisés et en danger d’échec scolaire quand leurs pratiques langagières et leurs connaissances culturelles ne sont pas soutenues par l’école. Selon plusieurs chercheurs (Cummins, 1996 ; Duff, 2004 ; Gregory, 1997 ; Hornberger, 2003 ; Hudelson, 1994 ; Moll, Diaz, Estrada et Lopes, 1992 ; Norton, 2000 ; Rogers, 2003 ; Skutnabb-Kangas et Cummins, 1988 ; Taylor et Dorey-Gaines, 1988 ; Toohey, 2000 ; Vasquez, Pease-Alvarez et Shannon, 1994), l’école favoriserait l’équité dans le système scolaire en basant les activités pédagogiques sur ce que les enfants ont acquis en milieu familial. À cet égard, Moll, Amanti, Neff et Gonzalez (1992) ont suggéré que les ressources linguistiques et culturelles provenant de familles de diverses origines linguistiques soient considérées comme une forme de capital qu’ils ont nommé fonds de connaissances (funds of knowledge). Selon eux, ce capital servirait non seulement à élargir le curriculum, mais aussi à enrichir les connaissances de tous les élèves.

Dans le cadre de cet article, nous abordons la question des liens entre l’école et les familles de diverses origines linguistiques, à travers l’analyse de la prise en compte à l’école des connaissances acquises au foyer. Nous examinons ici le cas de deux élèves plurilingues qui parlent espagnol, français et anglais. Provenant de familles immigrantes, ces élèves ont été suivis pendant sept ans alors qu’ils étaient inscrits dans un programme d’immersion française de la région de Vancouver. Nous avons comparé des données recueillies en milieu scolaire à celles qui proviennent du milieu familial pour illustrer comment les ressources linguistiques des enfants plurilingues peuvent être soit validées, soit pas du tout reconnues à l’école.

Les programmes d’immersion et les élèves de diverses origines

Les programmes d’immersion française ont comme objectif de promouvoir le bilinguisme officiel et l’épanouissement culturel des enfants en offrant un curriculum dispensé en français et en anglais. La croissance phénoménale des programmes d’immersion française à travers le pays est largement connue et a été bien documentée par Genesee (1987) ainsi que par Day et Shapson (1996), entre autres. En Colombie-Britannique, la popularité de l’immersion française continue à augmenter, ce qui représente des défis importants pour les conseils scolaires qui cherchent à répondre à la demande pour de nouvelles classes d’immersion. Ce défi stimule aussi l’intérêt des médias, car cette croissance suscite plusieurs débats autour de la qualité du programme, dans un contexte de pénurie d’enseignants francophones qualifiés (Canadian Parents for French, 2005 ; Landry, 2006 ; Obadia et Martin, 1995).

Traditionnellement, l’immersion française a été caractérisée comme un programme desservant la population de langue anglaise issue de la classe moyenne (Swain et Lapkin, 1982). Toutefois, les enfants inscrits en immersion ne viennent pas tous de familles anglophones. Par exemple, à Vancouver seulement, les élèves dont l’anglais est la langue seconde représentent près de la moitié de la population du primaire et du secondaire (Hooper, 1996). Ainsi, les classes d’immersion française en milieux urbains comprennent des enfants de langue maternelle anglaise et des jeunes de diverses origines linguistiques. Ces derniers apprennent le français et l’anglais à l’école et, dans certains cas, ils poursuivent l’apprentissage de leur langue d’origine à la maison ou dans des cours de langue offerts au sein de la communauté.

Malheureusement, comme le soulignent plusieurs chercheurs (Dagenais et Day, 1998, 1999 ; Genesee, 1994 ; Hurd, 1993 ; Lamarre, 1997 ; Swain et Lapkin, 1991, 2005), malgré une profusion de recherches sur l’immersion française dans les quatre dernières décennies, très peu d’études ont porté une attention soutenue sur le vécu scolaire des élèves d’origines linguistiques différentes inscrits dans ces programmes. Dans une des rares recherches dans ce domaine, Taylor (1992) a examiné les expériences langagières d’un enfant plurilingue de famille immigrante. Son étude de cas longitudinale de cet élève pendant sa première année à l’école lui a permis de décrire plusieurs facteurs contextuels qui semblaient avoir contribué à son épanouissement dans le programme d’immersion. Taylor a conclu qu’un facteur important était l’approche pédagogique privilégiée en immersion française : les enseignants s’appuient typiquement sur des supports paralinguistiques afin de permettre aux enfants d’attribuer plus facilement un sens à la langue seconde. Cette chercheuse a proposé aussi que les enfants des minorités linguistiques commencent le programme d’immersion avec un niveau de langue en français identique à leurs pairs (anglophones), ce qui permet par là même d’égaliser certaines de leurs compétences linguistiques.

Nos propres recherches menées à Vancouver auprès d’élèves de l’immersion de diverses origines linguistiques révèlent qu’ils avaient construit des représentations positives de leur identité en tant que plurilingues (Dagenais, 2003 ; Dagenais et Jacquet, 2001). Ces représentations pouvaient être liées aux représentations que leurs parents immigrants avaient du plurilinguisme. Ces derniers se référaient à leur propre vécu de migration pour considérer le plurilinguisme comme capital linguistique, échangeable en capital économique sur les marchés locaux, nationaux et internationaux. Pour eux, le plurilinguisme représentait aussi une forme de capital social susceptible de faciliter l’accès à diverses communautés de prestige et d’améliorer le statut social. Ainsi, les parents immigrants avaient choisi le programme d’immersion française afin de permettre à leurs enfants d’acquérir ce capital en apprenant les deux langues officielles du pays à l’école et en maintenant les langues familiales à la maison. Les parents ont explicitement indiqué qu’ils avaient adopté cette stratégie dans l’espoir que leurs enfants soient avantagés par rapport aux unilingues et aux bilingues, peu importe l’endroit où ils iraient vivre à l’avenir.

En insistant sur le maintien de la langue familiale de façon simultanée avec l’acquisition des langues officielles, ces parents immigrants contribuent à la promotion de ce que Lambert (1975) a nommé une forme additive de bilinguisme. Il a opposé le bilinguisme additif au bilinguisme soustractif pour proposer que chaque type de bilinguisme se développe en fonction de la place accordée aux langues du répertoire bilingue par la société. Il a suggéré que, lorsque la langue d’origine d’un individu est moins valorisée que la langue seconde, une situation de bilinguisme soustractif se met en place, car les deux langues sont perçues comme concurrentes plutôt que complémentaires et la langue dominante, souvent celle de la scolarisation, aura tendance à prendre la place de la langue minoritaire. À l’inverse, en situation de bilinguisme additif, l’individu maintient sa langue d’origine, car elle est valorisée dans son milieu social et il apprend une langue seconde sans que sa première langue soit menacée.

Selon Swain et Lapkin (2005), la pédagogie immersive pourrait viser à développer le plurilinguisme additif si elle adoptait les principes de l’éducation multilingue où la pluralité des langues maternelles est reconnue. Signalant qu’il est temps que l’école s’adapte à la diversité croissante de la population scolaire, ces chercheuses ont réexaminé les objectifs et les structures des programmes d’immersion pour insister sur le fait qu’ils doivent dépasser le cadre du bilinguisme. À leur avis, la réussite des élèves de diverses origines linguistiques en immersion dépend en partie de la capacité des enseignants à élargir leur cadre de référence au-delà de l’anglais et du français, pour permettre aux jeunes de puiser dans leur connaissance de leur langue familiale afin de développer une estime de soi positive et de bien appréhender le contenu des activités de classe.

Cadre théorique

Le développement des programmes d’immersion dans les années 1960 a constitué un champ d’études nouveau pour les chercheurs qui s’intéressaient aux effets du bilinguisme sur le développement langagier et cognitif de l’apprenant. Jusque-là, le bilinguisme avait été considéré comme un handicap et une source de confusion mentale (Saer, 1923). Cependant, selon des recherches ultérieures, il existe un certain nombre d’avantages associés au bilinguisme (pour une synthèse, voir Hamers, 1991), puisqu’il a un effet positif sur les capacités métalinguistiques (Armand, 2000 ; Bialystok, 2001 ; Cummins et Swain, 1986 ; Galambos et Hakuta, 1988 ; Perregaux, 1994). Aujourd’hui, les travaux de Grosjean (1982, 1993) servent de référence clé dans le domaine du bilinguisme pour définir les bilingues comme :

[…] les personnes qui se servent de deux ou plusieurs langues (ou dialectes) dans la vie de tous les jours. Ceci englobe les personnes qui ont une compétence de l’oral dans une langue, de l’écrit dans une autre, les personnes qui parlent plusieurs langues avec un niveau de compétences différent dans chacune d’elles […].

Grosjean, 1993, p. 14

À la suite des travaux de Grosjean (1983, 1993), plusieurs chercheurs ont mentionné que le plurilinguisme est plus compliqué que le bilinguisme, car il suppose l’interaction entre plusieurs langues, des processus d’apprentissage complexes et de nombreux facteurs contextuels, comme le statut de chaque langue du répertoire plurilingue (Cenoz et Genesee, 1998 ; Cook, 1993 ; Jessner, 2006 ; Moore, 2006). De plus, ils font observer que le plurilinguisme implique une capacité dynamique d’alterner entre les langues selon les besoins communicatifs et les contacts avec plus de deux communautés linguistiques. Coste, Moore et Zarate ont avancé la définition suivante d’une compétence plurilingue, définition qui a été adoptée par le Conseil de l’Europe (2001) :

[…] une compétence à communiquer langagièrement et à interagir culturellement possédée par un acteur qui maîtrise, à des degrés divers, plusieurs langues et a, à des degrés divers, l’expérience de plusieurs cultures, tout en étant à même de gérer ce capital langagier et culturel.

Coste, Moore et Zarate, 1997, p. 12

Afin de mieux situer les contextes pour l’apprentissage des pratiques plurilingues chez les enfants de diverses origines linguistiques, nos recherches s’appuient sur ces définitions du bilinguisme et du plurilinguisme ainsi que sur la théorie vygostkienne. D’après Vygotsky (1986), qui a proposé une vision socioculturelle et sociohistorique de l’apprentissage, la genèse du changement cognitif chez l’individu se situe dans ses interactions sociales. Pour lui, le développement de la langue repose plus particulièrement sur un processus social d’attribution de sens au vécu. Selon cette perspective, toute analyse de l’apprentissage de la langue devrait prendre en compte les liens entre l’individu, les processus langagiers, les rapports sociaux, les pratiques culturelles et les structures institutionnelles.

Quant à Schiefflin et Ochs (1986), elles se sont inspirées de cette perspective pour conceptualiser l’apprentissage de la langue en termes de processus de socialisation langagière (language socialization), où les apprenants adoptent, dans leurs interactions avec un groupe linguistique, ses normes sociales et ses significations partagées. Duff (1995, p. 508) a décrit ce développement comme un processus durant toute la vie, par lequel les individus – typiquement les novices – sont initiés à des domaines de connaissances, de valeurs, de croyances, d’affectif, de rôles, d’identités et de représentations sociales, qu’ils peuvent atteindre et construire au moyen de pratiques langagières et d’interactions sociales [notre traduction]. Elle explique qu’un des objectifs de la recherche sur la socialisation langagière est de lier le discours des enfants avec une description des pratiques culturelles et des valeurs de leurs familles et de leurs communautés d’appartenance.

Des chercheurs canadiens et britanniques, tels que Heller (1999), Leung, Harris et Rampton (1997), Norton (2000) et Toohey (2000), ont adopté une position épistémologique interprétative et une méthodologie ethnographique pour examiner le rapport entre l’apprentissage d’une langue, les interactions sociales, les jeux de pouvoir et la construction identitaire chez les apprenants bilingues et plurilingues. Dans ce but, ils s’appuient sur une perspective critique élaborée par Bourdieu (1982) qui interroge les rôles hégémoniques de la langue majoritaire dans la reproduction des inégalités à l’école et dans la société. Selon Bourdieu, toute activité humaine implique un échange entre individus et groupes dans le cadre d’une économie de la pratique. Celle-ci comprend, en plus d’un échange monétaire, un échange de formes non matérielles de capital qui devient la source de tensions et de luttes de pouvoir pouvant mener à des conflits. Cet échange règle les rapports humains dans un espace multidimensionnel composé de champs sociaux variés, comme les institutions scolaires, familiales et communautaires. Ainsi, la théorie de la pratique de Bourdieu décrit les relations dialectiques entre les structures de la société et les pratiques sociales et linguistiques des individus.

En dépassant les propos des collègues qui les ont précédés sur la nature dynamique et multidimensionnelle des activités communicatives, ces chercheurs soulignent comment les interactions sociales à l’école peuvent soit contraindre soit faciliter l’apprentissage des langues et la construction identitaire (Heller et Martin-Jones, 2001). Ils montrent comment les milieux scolaires où les ressources linguistiques et culturelles des élèves sont reconnues permettent à ces derniers de faire la preuve de leurs connaissances, de mieux développer leurs habiletés linguistiques et d’adopter une attitude positive à l’égard de leur propre identité en tant que bilingue ou plurilingue.

Dans la même veine, Vasquez, Pease-Alvarez et Shannon (1994) se basent sur les résultats de trois recherches ethnographiques menées auprès de familles hispano-américaines à Los Angeles pour conclure que les jeunes bilingues s’approprient les ressources linguistiques de leurs diverses communautés d’appartenance et les mélangent de manière créative dans leurs pratiques communicatives. De l’avis de ces chercheurs, la réussite scolaire de ces jeunes dépend fortement de la capacité de l’école à adopter ce qu’ils ont nommé une perspective de reconnaissance (a recognition perspective) pour intégrer dans les activités de classe les ressources linguistiques et les pratiques hybrides des élèves bilingues et plurilingues.

Enfin, des chercheurs britanniques, européens et canadiens (Candelier, 2003 ; Hawkins, 1987 ; Hébert, 1990 ; James et Garrett, 1991 ; Perregaux, de Goumoëns, Jeannot et de Pietro, 2003) ont déjà poussé plus loin cette réflexion en proposant des activités pédagogiques d’éveil aux langues (Language Awareness), qui attirent l’attention des élèves sur le fonctionnement des langues et qui facilitent l’analyse comparative de différents codes et pratiques linguistiques. Au Canada, les activités d’éveil aux langues n’ont commencé que récemment à susciter l’attention des chercheurs et des enseignants de langue (Dagenais, Armand, Walsh et Maraillet, sous presse). Nous menons actuellement une recherche longitudinale sur l’implantation de ces activités dans des classes d’immersion à Vancouver ainsi que des classes régulières et d’accueil à Montréal. Dans le cadre de cette recherche, nous examinons plusieurs aspects de l’apprentissage des langues, et nous nous attardons en particulier sur l’impact qu’ont les activités d’éveil aux langues sur les élèves de diverses origines linguistiques, dont ceux qui proviennent de familles immigrantes.

Méthodologie

Les familles

En 1996, nous avons entrepris une première étude longitudinale auprès des familles de 12 élèves de l’immersion française. Au début de l’étude, les enfants étaient inscrits en troisième année du programme d’immersion précoce. Ils provenaient de quatre groupes linguistiques : 1) des familles d’origine nord-américaine, qui parlaient seulement l’anglais ; 2) des familles de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud, qui parlaient l’espagnol et l’anglais – puis le français, dans un cas ; 3) des familles originaires de l’Asie du Sud-Est, qui parlaient l’anglais plus une autre langue comme le mandarin, le cantonais, le vietnamien ou le coréen ; 4) des familles originaires de l’Asie du Sud qui parlaient l’anglais plus une ou plusieurs autres langues, comme le pendjabi, le gujerati, l’ourdou et le hindi. Les parents habitaient au Canada depuis au moins sept ans, la majorité avaient obtenu la citoyenneté canadienne et ils avaient tous au moins un degré d’instruction de niveau secondaire, la plupart ayant terminé des études post-secondaires. Leurs professions variaient : quelques-uns étaient sans emploi, mais pour la plupart, ils occupaient des emplois spécialisés. Tous les participants vivaient dans des habitations unifamiliales situées sur des rues tranquilles et boisées, typiques de la région vancouveroise. Bien que toutes les maisons soient modestes, certaines étaient plus grandes et mieux entretenues que d’autres. Enfin, quelques familles avaient converti leur sous-sol en appartement à revenu locatif.

Les démarches sur le terrain

La méthodologie adoptée pour ce programme de recherche s’inspire d’une épistémologie ethnographique (Green et Wallat, 1981) et emprunte des approches de la recherche qualitative (Lecompte, Preissle et Tesch, 1993). Les moyens adoptés pour recueillir les données sur le terrain comprenaient l’entrevue semi-structurée, l’enregistrement audio des interactions linguistiques et la construction de fiches de littératie. Les parents ont enregistré, sur une audiocassette fournie par l’équipe de recherche, les interactions linguistiques de leurs enfants à la maison à différents moments, au cours d’une semaine, et ils ont noté ces séances d’enregistrement sur une feuille. Ils ont aussi rempli une fiche descriptive à propos des pratiques de littératie auxquelles leur enfant participait durant une semaine. En tout, 41 entrevues avec les parents ont été menées en anglais ou dans la langue familiale, à l’aide d’assistants de recherche locuteurs natifs de ces langues. Les questions d’entrevue visaient à explorer ce que Gallimore et Goldenberg (1993) ont nommé l’écologie familiale (family ecology) des interactions linguistiques et des rôles des membres de la famille dans l’apprentissage des langues familiales et scolaires. Les familles ont fourni des informations sur leurs contacts linguistiques au Canada et dans le pays d’origine, sur les langues, les cultures et les pays auxquels elles sont affiliées, sur les pratiques langagières inter et intragénérationnelles dans la famille, sur les stratégies qu’elles adoptent pour maintenir la langue familiale, sur le vécu scolaire des enfants et sur les raisons qui ont motivé les parents à inscrire leurs enfants dans le programme d’immersion française. L’annexe 1 présente un extrait d’un guide d’entrevue menée avec les parents.

Ensuite, en 1999, nous avons entrepris une deuxième étude pour suivre à l’école neuf enfants qui avaient participé à la première étude menée en famille. Ils étaient répartis dans trois écoles de la banlieue vancouveroise de Surrey. Nous avons observé ces enfants dans leurs classes de français et d’anglais sur une base hebdomadaire, au cours de la première et de la deuxième année du projet. Nous avons également mené une entrevue semi-structurée avec chaque enfant, et une ou deux entrevues avec chacun de leurs professeurs de français et d’anglais. Pendant les séances d’observation, nous avons aussi enregistré les échanges linguistiques des enfants cibles sur audiocassette à l’aide de micros sans fil, et les interactions de classe à l’aide d’un appareil vidéo ; puis nous avons recueilli des documents pertinents dans le but de décrire le contexte scolaire. En tout, nous avons observé 84 leçons de français et d’anglais, enregistré 18 entrevues avec les enfants et 17 entrevues avec leurs enseignants. Les entrevues et les observations se sont déroulées en anglais et en français, et les extraits des transcriptions ont été traduits en français dans ce texte. Les annexes 2 et 3 présentent respectivement des extraits de guides d’entrevues menées avec les enseignants et les enfants.

Les deux élèves examinés dans cet article sont identifiés par les pseudonymes Vanessa et Chaska, des noms que les deux filles se sont choisis elles-mêmes. Nous allons discuter de ces deux cas, car leur vécu scolaire représente un contraste intéressant. Les données présentées ici ont été recueillies entre 1997 et 2000. Vanessa avait entre 13 et 16 ans, et elle était inscrite à l’école secondaire ; Chaska avait entre 8 et 11 ans, et elle était à l’école primaire. Quelques extraits ont été présentés ailleurs (Dagenais et Jacquet, 2001 ; Dagenais, sous presse), mais seront analysés de nouveau ici pour faire ressortir les liens – ou l’absence de liens – école-famille immigrante.

L’interprétation des données

En suivant les démarches d’analyse de données qualitatives, les notes de terrain, les transcriptions des entrevues et les autres documents recueillis ont été codés selon un codage mixte et une structure conceptuelle, inspirés à la fois du cadre conceptuel, des questions de recherche et de la relecture des données. Un programme informatique, N6, a été utilisé pour systématiser l’organisation, le repérage et l’analyse des données. Une description des pratiques langagières a été construite à l’aide de segments narratifs tirés du corpus de données réduit, de tableaux analytiques et de comparaisons des similitudes et des différences des données recueillies.

Au cours de l’étude, plusieurs moyens de validation ont été adoptés. Une triangulation des sources d’information a été effectuée pour comparer les données recueillies auprès de chaque participant avec celles obtenues auprès des autres participants. Une triangulation des méthodes a été entreprise, à savoir que les données ont été obtenues à l’aide de divers moyens, soit des entrevues, des observations et une collecte de documents pertinents. Une vérification locale des données a été effectuée pour solliciter les commentaires des participants sur les transcriptions d’entrevues et des notes de terrain. Enfin, une présence prolongée sur le terrain a été assurée et une consultation a été menée auprès d’autres chercheurs sur les questions d’entrevue, les notes de terrain, le système de codage et l’interprétation des données.

Résultats et discussion

La socialisation langagière de Vanessa à la maison

Originaires du Salvador, les parents de Vanessa ont immigré au Canada, via les États-Unis, avant sa naissance. L’espagnol est la langue de communication entre les parents et les trois enfants de cette famille. Cependant, les enfants se parlent aussi en anglais entre eux quand les parents sont absents et, à l’occasion, ils se parlent en français quand ils discutent de leurs devoirs.

Vanessa peut lire et écrire dans toutes les langues de son répertoire linguistique. Elle écrit des lettres en espagnol à sa famille au Salvador, et elle fait ses devoirs en français et en anglais. Elle lit aussi des recettes en espagnol quand elle aide sa mère à faire la cuisine et, parfois, elle lit des revues espagnoles qui se trouvent dans la maison. Elle ne lit en français que pour faire ses devoirs, tandis qu’elle lit en anglais pour le plaisir. Elle regarde la télévision en anglais et, à l’occasion, en français. Elle écoute la musique en anglais à la radio et, parfois, elle écoute la musique en espagnol enregistrée sur des CD ou sur cassettes.

Dans l’extrait 1, la mère de Vanessa explique pourquoi les parents insistent sur le maintien de l’espagnol à la maison :

Extrait 1

Nous parlons espagnol avec elle et parfois elle répond en anglais. Alors, je lui ai dit : « Tu dois être en train de te moquer de moi ! » Je ne veux pas être dans la même position que bien des familles aux États-Unis ; elles sont d’origine espagnole, la langue maternelle est l’espagnol et elles ne la parlent pas du tout. Alors, laisse-moi te dire ceci : une chose est sûre, lorsque nous irons voir ta grand-mère ou d’autres membres de la famille, je ne te traduirai pas. Ça, c’est sûr. (Entrevue, janvier 1999)

Comme l’ont proposé plusieurs chercheurs (Bourdieu, 1982 ; Heller, 1999 ; Norton, 2000 ; Toohey, 2000), la langue majoritaire a un pouvoir hégémonique sur les langues minoritaires. On observe dans cet extrait que la mère de Vanessa comprend de façon intuitive ce phénomène et qu’elle résiste de manière stratégique à l’assimilation linguistique qu’elle a observée dans d’autres familles hispanophones de l’autre côté de la frontière du Canada. Elle révèle comment elle cherche à maintenir l’espagnol à la maison, afin de s’assurer que ses enfants puissent interagir de façon indépendante avec la parenté.

L’extrait 2 montre comment les parents de Vanessa expliquent que l’immersion française a facilité le développement plurilingue de leurs enfants :

Extrait 2

Père : Si les locuteurs anglophones ont tant de droits, c’est la même chose avec ma fille. Elle est née au Canada. Alors, où est le problème ? Je veux qu’elle soit en immersion parce que je le veux, si je sais qu’ils peuvent apprendre toutes les langues du monde, alors pourquoi pas ?

Mère : Pourquoi pas ? Oui, pourquoi pas ? Pour nous, s’ils peuvent apprendre une autre langue, même l’espagnol, le français, l’anglais et une autre langue, cela sera bon pour leur futur. (Entrevue, octobre 1997)

Donc, il est évident que le père de Vanessa est bien informé, qu’il a une expérience personnelle de la dynamique entre langue et pouvoir (Bourdieu, 1982), qu’il connaît les droits de sa fille en tant que citoyenne du Canada et qu’il affirme son égalité avec les locuteurs du groupe dominant, ainsi que son droit d’accès au plurilinguisme par le biais du programme d’immersion française offert dans les écoles publiques. De plus, pour ces parents, le développement plurilingue de leurs enfants représente un investissement stratégique pour un avenir plus prometteur.

Il est clair que les trois langues dans le répertoire de Vanessa se côtoient à la maison, bien que chaque langue soit utilisée à des fins particulières et avec des partenaires différents lors des communications. Les parents de Vanessa valorisent son plurilinguisme et ils s’assurent que le français et l’anglais ne remplacent pas l’espagnol comme langue familiale. Mais comment l’ensemble de ce répertoire langagier est-il valorisé dans son milieu scolaire ?

Le vécu scolaire de Vanessa

Située en banlieue vancouveroise et desservant une population étudiante de 1400 élèves, l’école secondaire de Vanessa offre un programme anglais (le programme régulier) et un programme d’immersion française optionnel. Comme Vanessa nous le révèle dans l’extrait 3, ses connaissances linguistiques et culturelles sont peu reconnues par ses enseignants.

Extrait 3

Vanessa : Non. Ils vont en parler s’il y a eu un désastre, comme El Niño. Ils vont parler de ce genre de choses. Mais si vous, comme, parlez une autre langue, ils vont demander d’où viennent vos parents, d’où vous venez. Et c’est à peu près tout. Mais mon professeur d’anglais, il a dit qu’il avait été en (Amérique latine).

Intervieweur : Il quoi ?

Vanessa : Il a visité (l’Amérique latine). Mais après ça, c’est tout.

Interviewer : C’est tout ? Ok. Et dans la classe de français ? Est-ce que cela a déjà été évoqué dans la classe de français ?

Vanessa : Non, pas vraiment. Pas à ma connaissance. C’est plutôt rare. (Entrevue, février 2000)

Donc, selon Vanessa, ses professeurs ne font que rarement référence à sa connaissance de l’espagnol. Par contre, son professeur d’anglais l’a questionnée sur son pays d’origine, puis lui a indiqué qu’il avait visité l’Amérique latine. Ainsi que l’indiquent les notes de terrain prises lors des observations en classe, son professeur d’anglais a même affiché dans la classe des posters qu’il a rapportés de son voyage en Amérique latine.

Extrait 4

Plusieurs affiches traversent tout le haut du tableau noir. Il s’agit d’affiches politiques d’Amérique latine écrites en espagnol. Par exemple, sur l’une, on peut lire : « No mas Vietnam en Nicaragua » et sur une autre, « Il centro continental, 500 años de resistencia indigena y popular » […] Je questionne Vanessa à propos de ces affiches sur le tableau noir. Elle dit que c’est pour la classe de 10e année et elle pose la question à son enseignant : « M. P., à quoi servent ces affiches ? » Il répond que c’est pour une nouvelle, « Animal Farm », que la classe de 10e année est en train de lire. Les élèves doivent préparer une affiche sur leur société idéale. Il a rapporté les affiches d’un séjour en Amérique latine. (Notes de terrain, janvier 2000)

Vanessa révèle qu’elle sait que les posters politiques de langue espagnole sont utilisés pour une autre classe d’anglais, mais elle ne sait pas au juste à quoi ils servent. Dans l’ensemble de nos observations au secondaire, c’est l’unique référence à l’espagnol ou à n’importe quelle langue d’origine des élèves. Quoique ce matériel espagnol ait été destiné à une autre classe, il était affiché le long du tableau devant la classe et nous savons, à partir des données obtenues dans la recherche auprès de sa famille, que Vanessa était en mesure de lire ces textes. Nous savons également qu’elle connaît les politiques de l’Amérique latine, car c’est un sujet qui figure souvent dans les discussions à la maison et qui forme le thème central du récit d’immigration de ses parents, récit que nous avons enregistré lors d’une entrevue en présence de Vanessa. Cependant, l’habileté de Vanessa à lire les affiches en espagnol et ses connaissances des politiques de la région n’ont jamais été exploitées par son professeur.

Bien que le professeur de Vanessa lui ait posé quelques questions sur ses origines au moment où il a su que nous menions une recherche auprès d’elle, l’extrait 5 montre qu’il n’a pas cherché à en savoir plus.

Extrait 5

Enseignant : C’est quelque chose que, si vous n’aviez pas attiré mon attention, je ne pense pas que cela aurait été amené à mon attention.

Intervieweur : Alors, si je ne vous l’avais pas signalé, qu’elle parle espagnol, vous ne l’auriez pas su ?

Enseignant : Juste en apprenant à la connaître, je sais que ses parents sont du Salvador…

Intervieweur : Est-ce qu’elle parle une autre langue à la maison ?

Enseignant : Je ne sais pas.

Intervieweur : Ok.

Enseignant : Bien, l’anglais, vrai ?

Intervieweur : Vrai.

Enseignant : Anglais et espagnol.

Intervieweur : Qu’est-ce qu’il en est de la lecture et de l’écriture pour Vanessa ? Savez-vous si elle est capable de lire et d’écrire en espagnol ?

Enseignant : Non, vous savez, je ne sais si elle le peut. C’est quelque chose que je l’imagine capable de faire, juste en parlant avec elle. Vous savez, je lui ai demandé : « Quelles langues parles-tu le plus à la maison ? » Elle m’a dit : « l’espagnol ». Alors, j’imagine qu’elle doit savoir lire et écrire en espagnol.

Intervieweur : Maintenant, où est-ce qu’elle utilise les langues qu’elle connaît ?

Enseignant : À nouveau, je crois que cela a été soulevé par votre présence en classe. Je lui ai demandé : « Quelles langues parles-tu à la maison ? » Et elle a dit : « l’espagnol ». Je ne me rappelle pas avoir fait un suivi à ce propos, qu’ils parlent l’anglais ou non. (Entrevue, février 2000)

Il est évident que le professeur de Vanessa n’avait pas pensé aux connaissances linguistiques de cette élève avant de participer à la recherche. Il ignore si elle sait lire et écrire dans d’autres langues, bien qu’elle soit inscrite en immersion française dans une école où les cours sont offerts en français. On se demande même s’il sait qu’elle est inscrite à ce programme. Il ne connaît donc pas les ressources linguistiques de cette élève, et cette situation est d’autant plus étonnante que ce professeur vient lui-même d’une famille bilingue et qu’il est devenu plurilingue, ayant appris l’allemand dans sa famille, l’anglais à l’école et dans le milieu anglo-dominant de Vancouver, ainsi que l’espagnol dans des cours de langue.

Donc, le fait que ce professeur ne reconnaisse pas les ressources linguistiques de son élève plurilingue ne peut être attribué à un manque d’intérêt pour les autres langues et cultures. Tout au long de l’année, nos observations en salle de classe nous permettent de penser que ce serait plutôt lié à son acceptation passive de la présence hégémonique de l’anglais à l’école et dans la société, ainsi qu’au discours scolaire qui détourne l’attention des professeurs et des élèves de la diversité linguistique et des expériences personnelles de chacun. Les notes de terrain recueillies au secondaire et les enregistrements des discussions enseignant-élèves témoignent d’une préoccupation dominante pour le contenu du programme, pour les tests hebdomadaires et pour la préparation des examens provinciaux de fin d’année. Il semblerait que ces champs d’intérêt très étroits et la préparation des examens empêchent les enseignants et les élèves de prendre le temps d’explorer les connaissances et les ressources linguistiques que les élèves apportent à l’école.

Dans la prochaine section, nous examinons l’expérience de Chaska en guise de comparaison.

La socialisation langagière de Chaska à la maison

La mère de Chaska s’est mariée au Pérou avec un Canadien français qu’elle a suivi au Canada après la naissance de l’enfant. Chaska parle espagnol et anglais avec sa mère, espagnol et français avec son père, et ces trois langues avec sa petite soeur. Les parents aussi utilisent les trois langues lorsqu’ils discutent ensemble.

Chaska peut lire et écrire dans ces trois langues. Elle écrit des petits mots à sa mère en anglais et elle utilise l’ordinateur à la maison pour rédiger des cartes dans la langue de communication de son destinataire, en français, en anglais ou en espagnol. Chaska fait ses devoirs en français, ce qui inclut la rédaction de poèmes qu’elle envoie à sa grand-mère paternelle, d’origine francophone. Elle lit des livres pour enfants, consulte des encyclopédies et lit des recettes dans les trois langues. Elle regarde la télévision en anglais et elle visionne des films sur magnétoscope en français ou en espagnol. Enfin, elle écoute la musique en anglais à la radio et en espagnol sur cassettes.

Dans les extraits 6 et 7 de la même entrevue, la mère de Chaska explique pourquoi la famille considère qu’il est important pour sa fille de maintenir l’espagnol et le français.

Extrait 6

Mère : Parce qu’elle doit communiquer avec moi en espagnol et avec mon mari en français. (Entrevue, octobre 1997)

Extrait 7

Mère : Alors, je me suis désolée pour les enfants qui n’ont pas de réunion familiale, parce que je connais une fillette du Pérou et sa mère, depuis qu’elle est arrivée au Canada, elle a oublié de parler l’espagnol.

Intervieweur : La mère ?

Mère : Oui, elle veut uniquement parler l’anglais et elle a oublié les valeurs du Pérou, et sa fille, elle a 11 ans et elle ne parle pas du tout l’espagnol. (Entrevue, octobre 1997)

L’extrait 6 indique que la mère de Chaska considère qu’il est nécessaire que sa fille maintienne l’espagnol et le français pour communiquer avec chaque parent dans sa langue d’origine. De plus, comme elle l’explique dans l’extrait 7, la mère de Chaska déplore l’assimilation linguistique qu’elle observe chez les autres, et elle considère que la langue d’origine est un moyen de transmission des valeurs du pays d’origine.

Dans les extraits 8 et 9, la mère de Chaska indique les raisons qui les ont motivés, elle et son mari, à inscrire leur fille en immersion française.

Extrait 8

Bon, parce que mon mari parle français, alors je pensais que ce serait une bonne idée si elle apprenait le français… Parce que c’est important pour le futur. Dans tous les pays, ils valorisent le fait de parler deux langues ou trois ou plus encore. C’est facile de trouver un emploi. Je pense qu’au Pérou, si vous ne parlez pas plus d’une langue, c’est difficile de trouver un emploi ; vous devez connaître l’anglais et l’espagnol pour trouver n’importe quel travail. (Entrevue, octobre 1997)

Extrait 9

Nous avons au Canada, les gens parlent plusieurs langues, et pourquoi ne pas en profiter, vous savez. C’est quand même un bon avantage… Je suis heureuse si elle va au Pérou et dit : « Je sais comment parler français et anglais. » C’est bon, vous savez. (Entrevue, novembre 1997)

Selon la mère de Chaska, inscrire sa fille en immersion est une façon de saisir l’occasion d’ajouter d’autres langues à son répertoire linguistique. En se référant au prestige du bilinguisme et du plurilinguisme dans son pays d’origine et ailleurs, elle considère qu’apprendre plusieurs langues est une façon d’acquérir un capital linguistique plus grand, ce qui, un jour, facilitera son insertion professionnelle. En fait, selon la mère de Chaska, le plurilinguime permettra à sa fille d’avoir un avantage sur les autres. Comme les parents de Vanessa, la mère de Chaska comprend bien, à partir de son expérience, les liens entre langue et pouvoir examinés par Bourdieu (1982) et elle cherche à positionner, par la suite, son enfant de manière favorable dans la concurrence sur le marché du travail. C’est l’une des raisons pour lesquelles les trois langues dans le répertoire de Chaska se côtoient à la maison. Aux yeux de ses parents, l’immersion française lui permet simultanément de maintenir une des langues du foyer et de devenir plurilingue.

Dans la section qui suit, nous examinons comment ce répertoire est reconnu à l’école.

Le vécu scolaire de Chaska

Chaska est inscrite dans une école primaire qui dessert une population de 500 élèves d’origines linguistiques diverses. Les données d’observation proviennent de sa classe de 4e année. Contrairement aux données recueillies dans les classes de Vanessa qui portent à croire que le plurilinguisme est peu reconnu à l’école secondaire, les données obtenues à l’école primaire de Chaska indiquent que, dans ce contexte-ci, les ressources linguistiques des enfants plurilingues sont valorisées dans les activités pédagogiques. En guise d’illustration, nous avons retenu l’exemple d’une activité d’écriture basée sur un concours d’art oratoire qui venait de se dérouler dans le conseil scolaire et qui avait pour thème le bilinguisme. L’enseignante avait proposé aux élèves d’écrire une composition avec le titre Pourquoi je suis fier(e) de parler 2 langues. Lorsqu’un élève lui demande : Bien, est-ce que je peux écrire sur les autres langues que je parle ?, elle décide de reformuler son sujet : Pourquoi je suis fier(e) de parler trois langues. Elle en profite pour leur expliquer le terme trilingue.

Le jour de notre observation, les élèves mettaient la dernière touche au texte qu’ils avaient écrit et qu’ils devaient lire par la suite à la classe. Pendant que les enfants écrivaient, l’enseignante circulait dans la classe pour venir en aide à ceux et celles qui en avaient besoin. Les extraits 10 et 11 tirés de la même leçon présentent des exemples typiques des interactions enseignant-élève.

Extrait 10

Enseignante : Alors, ok. (Elle lit le texte de l’élève.) « J’aime parler trois langues parce que je parle… » Alors, tu parles espagnol avec ta famille et tu es fière de ça ?

Chaska : Euh, oui.

Enseignante : Oui. Oui ! Tu es douée ! Tu parles trois langues ! Moi, je ne parle que deux langues. Tu es chanceuse ! (Enregistrement audio, avril 2000)

Extrait 11

Enseignante : Excellent. Tu peux continuer avec une autre phrase. C’est bien que tu parles ces trois langues ! C’est difficile des fois, eh ? Mais tu vas bien, alors continue comme ça. Ok, Chaska ! (Enregistrement audio, avril 2000)

Dans l’extrait 10, en lui disant qu’elle est très douée, puisqu’elle parle trois langues, et en lui demandant si elle est fière de parler l’espagnol avec sa famille, l’enseignante valide les connaissances linguistiques de Chaska. De plus, elle attribue à l’élève plurilingue le statut d’expert qui a plus de ressources linguistiques que l’enseignante. On peut imaginer que cette affirmation de la richesse relative des ressources linguistiques de Chaska a un impact positif sur l’estime de soi de l’enfant et sur son développement d’un plurilinguisme additif (Swain et Lapkin, 2005). De plus, on peut croire que cette reconnaissance facilite aussi la construction d’une attitude positive de son identité en tant que plurilingue (Heller et Martin-Jones, 2001).

Plus loin, dans l’extrait 11, l’enseignante dit à Chaska que c’est bien d’être trilingue, tout en reconnaissant que c’est parfois exigeant d’avoir à gérer trois langues. Puis, rassurante, elle conclut l’échange en soulignant que Chaska y parvient bien. Il s’agit ici d’une situation où l’enseignante adopte une perspective de reconnaissance préconisée par Vasquez, Pease-Alvarez et Shannon (1994) pour valoriser les acquis en milieu familial et permettre à l’élève de les intégrer dans les activités de classe.

L’extrait suivant illustre comment se déroule la présentation orale de Chaska par la suite :

Extrait 12

Chaska : J’aime parler trois langues parce que je peux parler à ma famille. Je parlais espagnol pour parler à la famille de ma mère. Je peux parler français pour parler à mon… à mon… à la famille de mon papa. Je peux parler anglais pour parler à mes amis et des autres personnes que je connais. Je peux apprendre de nouvelles choses pour parler une autre langue. J’ai seulement écrit six [phrases] maintenant.

Enseignante : C’est excellent. [Applaudissements] (Enregistrement audio, avril 2000)

Dans sa présentation, Chaska explique qu’elle aime utiliser l’espagnol et le français pour communiquer avec sa famille, ce qui correspond aux raisons données plus tôt par sa mère pour le maintien de ces langues. Par ailleurs, l’anglais est pour elle un outil de communication avec ses amis et ses connaissances.

À la fin de la présentation, l’enseignante demande aux élèves s’ils ont des questions ou des commentaires. Les extraits 13 et 14 présentent des discussions qui ont eu lieu par la suite, lors de la même leçon.

Extrait 13

Marla : Est-ce que tu peux dire une chose en…

Chaska : Espagnol ? ¡Hola ! ¿Cómo estás ?

Marla : Allô !

Chaska : Salut ! Comment vas-tu ?

Enseignante : ¡Hola ! ¿Cómo estás ? (Enregistrement audio, avril 2000)

Extrait 14

Chaska : ¿Sabes que ? Tu sais quoi ? (inaudible) Si tu dis « gato » en espagnol…

Enseignante : [inaudible]

Chaska : Ouais. Et en français, c’est comme « gâteau ».

Élève : Gato. Chaton.

Chaska : Si tu dis « Yo quiero comer un gato ».

Enseignante : [inaudible]

Chaska : Ouais. Ils vont penser que tu veux manger un chat.

Enseignante : Ah oui ?

Chaska : Mais si.

Élèves : Euh ! ho ! ho ! (Enregistrement audio, avril 2000)

L’extrait 13, illustre bien comment la langue est un processus dynamique de co-construction sociale où les participants adoptent des rôles variés dans la structure sociale, comme l’ont souligné les recherches de Gallimore et Goldenberg (1993), Moll, Diaz, Estrada et Lopes (1992), Pedraza et Pousada (1992). Dans cet échange, les élèves demandent à Chaska de dire quelque chose en espagnol, ce qui lui permet de montrer sa connaissance de cette langue, ses habiletés de traduction et d’assumer le rôle d’experte dans cette interaction. On note aussi que l’enseignante intervient pour renforcer la contribution de Chaska en répétant la salutation espagnole. Ensuite, Chaska montre ses connaissances du français et de l’espagnol, dans l’extrait 14, en comparant les deux langues et en jouant avec les mots gato en espagnol et gâteau en français. Intégré dans les activités communicatives en classe, ce capital linguistique, qu’apportent les élèves plurilingues et qui correspond à des fonds de connaissances (Moll, Amanti, Neff et Gonzalez, 1992), sert aussi à enrichir les connaissances de tous les élèves.

À notre avis, ces données témoignent de l’importance d’examiner de près les conditions d’enseignement et les structures scolaires qui peuvent faciliter l’exploration des connaissances acquises en milieu familial ou nuire à celle-ci. Il faut signaler qu’à l’école secondaire en Colombie-Britannique, comme dans les autres provinces, les enseignants sont typiquement des spécialistes de certaines matières scolaires telles que l’anglais ou les mathématiques et qu’ils subissent les contraintes de plusieurs facteurs institutionnels dont : 1) la courte durée des cours – environ 45 à 70 minutes par jour ; 2) le grand nombre d’élèves à leur charge – parfois jusqu’à 200 élèves ; et 3) un système scolaire où toute l’attention est centrée sur la préparation des examens. Dans ces conditions, la reconnaissance des ressources linguistiques et culturelles des enfants devient très difficile pour les enseignants du secondaire, car ils ont rarement l’occasion de s’informer du vécu non scolaire de leurs élèves.

En contrepartie, dans les écoles primaires, les titulaires de classe enseignent presque toutes les matières à leur groupe d’environ 20 à 30 élèves. Ils ont donc l’occasion de développer un lien assez fort avec les élèves et leurs parents, puis de prendre conscience des ressources culturelles et linguistiques que les jeunes plurilingues apportent à l’école. Comme nous l’avons observé à l’école primaire de Chaska, l’enseignante a adopté une attitude et une pratique pédagogiques qui facilitent l’exploration et la comparaison des langues, en mettant à contribution l’expertise des enfants plurilingues. L’activité que nous avons présentée n’est qu’un exemple parmi plusieurs occasions où cette enseignante a cherché à mettre en valeur le capital linguistique et culturel des enfants issus de l’immigration. Cela lui a permis d’établir un climat où les enfants pouvaient s’exprimer ouvertement et partager leurs connaissances diverses en toute sécurité.

Conclusion

La comparaison des données recueillies dans les milieux familial et scolaire permet de faire quelques observations. Premièrement, cette analyse souligne, à l’instar de la théorie vygotskienne et des recherches américaines de Gallimore et Goldenberg (1993), Moll, Diaz, Estrada et Lopes (1992), ainsi que de Pedraza et Pousada (1992) sur l’apprentissage des langues chez les enfants bilingues et d’origine immigrante, l’importance d’examiner les contextes dans lesquels se déroule cet apprentissage pour mieux comprendre le vécu quotidien des apprenants. Une analyse de ces contextes permet de situer les contraintes et les possibilités de leur situation.

Deuxièmement, dans les deux cas analysés, les enfants plurilingues utilisent toutes les langues de leur répertoire linguistique à la maison, et leurs proches valorisent le plurilinguisme en lui attribuant une valeur économique et symbolique. Nous avons vu qu’ils associent l’apprentissage des langues à l’acquisition d’un capital linguistique échangeable sur le marché du travail, un phénomène bien décrit par Bourdieu (1982) dans sa théorie des échanges linguistiques.

Troisièmement, chacune des ressources linguistiques des enfants plurilingues n’est pas reconnue de la même façon à l’école, ce qui appuie encore l’analyse de Bourdieu (1982) sur les rôles hégémoniques que jouent la langue dominante et le groupe majoritaire dans la reproduction des inégalités. Comme nous l’avons indiqué, le vécu de Vanessa à l’école secondaire est marqué par une rupture et une dissociation entre les interactions linguistiques à la maison et à l’école. À la maison, les trois langues que parle Vanessa se côtoient ; elle peut exprimer son identité plurilingue tandis qu’à l’école, cette identité plurilingue ne s’exprime jamais, et sa connaissance de trois langues est marginalisée.

Quatrièmement, les résultats de ces études vont dans le même sens que les recherches de Toohey (1998, 2000) et de Vasquez, Pease-Alvarez et Shannon (1994) qui indiquent comment les contextes scolaires où sont reconnues et valorisées les ressources linguistiques et culturelles des élèves plurilingues sont susceptibles d’encourager ces derniers à partager leurs connaissances et à adopter une image positive de leur identité plurilingue. D’ailleurs, l’analyse des données laisse croire que les pratiques d’éveil aux langues, décrites, entre autres, par Candelier (2003), Hawkins (1987), Hébert (1990), James et Garrett (1991), Perregaux, de Goumoëns, Jeannot, et de Pietro (2003), sont des activités très prometteuses pour les enfants plurilingues et la collectivité scolaire.

Finalement, présenter aux intervenants scolaires des données ethnographiques pourrait leur offrir une occasion de lire une description détaillée du quotidien des interactions linguistiques en milieux familial et scolaire. L’analyse de ces données pourrait susciter des discussions fort intéressantes sur les structures scolaires à changer et les pistes à poursuivre pour renforcer les liens famille-école, afin de s’assurer d’une plus grande équité d’expression pour tous les élèves.