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Varia

L’eau en bouteille

Marchés, matérialité et bio politiques. Introduction
Bottled water. Markets, materiality and biopolitics
El Agua en botellas de plástico. Mercados, materialidad y biopolítica
Gay Hawkins, Emily Potter et Kane Race
Traduction de Céline Granjou

Résumés

Plastic Water s’attelle à comprendre l’émergence et le succès d’un marché de l’eau conditionnée en bouteilles plastique, en considérant la bouteille d’eau comme un objet ouvert, non achevé, et toujours intriqué dans une situation. L’ouvrage s’intéresse à dévoiler le rôle de la matérialité – les propriétés spécifiques de la bouteille plastique – dans la constitution des marchés à partir d’un travail de terrain réalisé dans trois mégapoles asiatiques ; à décrire comment la bouteille plastique s’est immiscée dans les pratiques quotidiennes du boire et les a reconfigurées ; enfin à documenter la mise en politique des marchés de l’eau en bouteille plastique via les diverses campagnes de contestation environnementale dont elle a fait l’objet, dénonçant l’accumulation de déchets plastiques.
Céline Granjou propose ici la traduction de l’introduction de l’ouvrage, adossée à la traduction du premier chapitre ainsi qu’au compte rendu détaillé de l’ensemble du livre par Baptiste Monsaingeon dans ce même numéro. Le propos est à la croisée de la sociologie économique et de la sociologie de la matérialité. Il constitue une introduction brillante et limpide au rôle de la matérialité et des objets techniques dans la constitution des pratiques et des collectifs socio-économiques ainsi que dans celle des formes de contestation politique et environnementale. L’ouvrage décortique également le corpus de savoirs (médecine du sport, savoirs de l’hydratation) qui a largement contribué à l’omniprésence des bouteilles d’eau en plastique de par le monde.

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Notes de la rédaction

Introduction de l’ouvrage de Gay Hawkins, Emily Potter, Kane Race (2015), Plastic water. The social and material life of bottled water, Cambridge, MA: MIT Press. Traduit en français par Céline Granjou, avec l’autorisation de l’auteur et de MIT Press.

Texte intégral

1En 2004, sur une scène de Broadway, le comédien new-yorkais Lewis Black tint une longue diatribe sur l’eau en bouteille :

Les enjeux sanitaires nous ont tellement préoccupés au cours des vingt-cinq dernières années que nous avons fini par porter atteinte à l’eau. Quand j’étais enfant, l’eau, c’était la chose la plus simple du monde, c’était l’essence de la vie. Et quand vous aviez soif – car c’est le terme qui convient, mesdames et messieurs –, le terme est, et sera toujours, “avoir soif” et non pas “s’hydrater”, ils ont fabriqué ce fichu mot de toutes pièces ! je pouvais aller n’importe où dans ma maison, je pouvais aller dans trois ou quatre pièces différentes, je pouvais même aller au sous-sol, et avoir de la bonne eau et la boire… et revenir et jouer, et c’était le bon temps. Mais ensuite ils ont décidé ceci – alors que toutes les villes et villages étaient raccordés à l’eau et que tout ce qu’ils avaient à faire c’était de l’assainir : “On économisera de l’argent, on n’assainira plus autant et avec l’argent économisé on pourra alors acheter l’eau au supermarché.” Essayez de suivre cette logique avec moi : notre pays avait l’eau potable à la maison et même en restant enfermés, nous pouvions toujours avoir de la bonne eau, et nous avons dit : “Non, je m’en fous. Je ne veux pas que cela soit aussi commode, je veux prendre ma voiture et aller chercher de l’eau – exactement comme mes ancêtres le faisaient. » Donc maintenant nous achetons l’eau à Coca-Cola et Pepsi parce que quand je pense “eau à boire”, eh bien c’est à Coca et Pepsi que je pense comme un imbécile… Aquafina ? je crois que ça signifie la fin de l’eau comme nous la connaissions. (Black, 2004)

2Une retranscription ne rend pas totalement compte de l’intensité de cette performance ni de la force émotionnelle d’un homme seul debout sur scène qui harangue la foule, une bouteille d’eau à la main. Car au cœur de cette diatribe il y a une rage difficilement contrôlée contre ce que les bouteilles, les marques et les compagnies de boissons font à l’eau – contre la manière dont elles transforment « l’essence de la vie » en un nouveau segment de marché.

3Les compagnies internationales de boissons sont des cibles faciles. La ligne critique de Black est classique, et les audiences familières des boycotts et de la consommation citoyenne se sont montrées, sans surprise, réceptives. Mais ce sont les autres dimensions de sa diatribe qui sont les plus intéressantes, et qui attirent souvent les rires les plus vifs : ses observations précises et quasi ethnographiques de la manière dont les bouteilles d’eau en plastique se sont insinuées dans la vie de tous les jours. Le récit de Black est au fait des aspects historiques, il est empiriquement riche et imprégné d’une compréhension implicite de l’eau en bouteille comme étant bien plus qu’une marchandise diabolisée. Ses descriptions de la façon dont les robinets essaimés dans la maison rendent l’eau directement accessible, son compte rendu de la façon dont les étiquettes d’information sur la santé médicalisent l’expérience de la soif en la transformant en « prescriptions d’hydratation quotidienne », ou du fait que plus personne ne semble capable de se rendre dans un lieu quelconque sans transporter une bouteille d’eau et y siroter constamment, son récit de la longue course en voiture jusqu’au supermarché pour chercher de l’eau – toutes ces observations apparaissent dans sa présentation avec une très grande pertinence. En s’attachant à l’objet que constitue la bouteille, Black documente certaines des nombreuses nouvelles pratiques et relations dans lesquelles l’eau en bouteille est impliquée, et les manières dont ce produit anodin interfère avec les formes préexistantes de l’approvisionnement en eau potable. À la fin de ce discours se trouve explicitée, avec une grande efficacité, l’émergence d’une nouvelle réalité de l’eau.

4Lorsque nous regardâmes pour la première fois cette performance sur YouTube au début de notre recherche, il y eut un instant où notre projet parut redondant. Il nous semblait que Lewis Black avait déjà tout dit. Alors nous avons commencé à penser avec Lewis Black : nous avons commencé à laisser le plaisir et l’intensité affective du rire enrichir notre sensibilité critique. Il devenait clair que ce monologue humoristique constituait un terrain aussi pertinent que n’importe quel autre pour comprendre l’émergence récente d’un marché de masse pour l’eau conditionnée, ainsi que le nombre croissant de gens qui, désormais, transportent l’eau comme un accessoire personnel. Le sketch de Lewis Black ne révélait pas seulement avec éloquence le ridicule des nouveaux marchés et des nouvelles pratiques de consommation ; lorsque le clip YouTube commença à attirer des milliers de clics et de commentaires, il devint évident que cette diatribe contribuait à la constitution de nombreuses controverses et d’un grand nombre de publics soucieux des impacts de la transformation de l’eau en un produit marchand. Ce sketch ne constituait pas simplement une satire démystificatrice, mais également un événement politique productif. La technique d’observation rapprochée développée par Black était également impressionnante. Guidé par une fascination pour ce que les bouteilles font réellement dans le monde et pour les nouvelles croyances et pratiques qu’elles suscitent, son style avait une portée implicitement ontologique. Dans son analyse, la réalité n’était pas juste là, elle était produite, et des choses anodines comme des bouteilles en plastique y prenaient part de manière significative. Une fois reconnues la méthode et les répercussions de ce sketch, Lewis Black n’était plus pour nous une menace, mais bien un exemple à suivre.

5Ce livre débute là où la conférence se termine. Comme Lewis Black, nous nous intéressons aux questions de savoir où et comment les bouteilles d’eau de marque se sont insinuées dans la vie quotidienne ainsi qu’aux implications de ce processus pour l’accès à l’eau potable en ville. Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans le passage du fait de boire au robinet à celui de boire à la bouteille ? Cette enquête nous a conduits à explorer le développement de nouveaux marchés de l’eau ainsi que la construction de ces marchés. Quels types de dispositifs matériels, de calculs et d’arrangements ont été déployés pour transformer l’eau en un bien économique ? Comment l’eau s’est-elle trouvée détachée d’autres contextes et requalifiée en termes de boisson santé ? Ce qui nous frappe, c’est aussi le nombre croissant d’individus qui boivent désormais de l’eau dans des bouteilles plastique à usage unique. Depuis quand est-il devenu nécessaire de transporter ses provisions personnelles d’eau partout ? Comment l’eau a-t-elle émergé comme une forme de propriété portable ? Comment ces pratiques se sont-elles développées, et quels sont les divers réseaux d’attachement qui circulent entre le produit et son consommateur ? Car un dispositif commercial ne fonctionne que si les consommateurs reconnaissent les propriétés particulières qui sont attachées au produit, et qu’ils comprennent comment incorporer ce produit dans leur monde.

6Au-delà des enjeux d’organisation du marché et de ceux concernant les dispositions et les pratiques des consommateurs, ce livre entend également analyser la façon dont l’eau en bouteille a généré de nombreuses « situations politiques » (Barry, 2013). Lewis Black en est un exemple – debout sur une scène new-yorkaise, il a fait de l’eau en bouteille un objet de contestation – mais il y a beaucoup d’autres controverses et situations dans lesquelles l’eau en bouteille a émergé comme un problème et un objet politiques (Braun et Whatmore, 2010) : en témoigne le nombre de campagnes de contestation de l’eau en bouteille qui ont stigmatisé ce produit quasiment dès le début de sa rapide ascension commerciale, ou encore l’accumulation des problèmes liés aux déchets plastiques que les bouteilles jetées génèrent dans le monde. Nous avons voulu comprendre les processus par lesquels l’eau en bouteille est devenue objet de controverse, et comment ses divers cadrages ont généré des conduites et des effets politiques particuliers. Néanmoins, les politiques de l’eau en bouteille ne se résument en aucun cas à cet activisme visible, à cette contestation politique organisée. S’il est vrai que les bouteilles sont impliquées dans de nouvelles réalités concernant les manières de boire et de jeter, comment ces réalités interagissent-elles subtilement (ou parfois aussi très lourdement) avec d’autres réalités ? De quelles façons les dimensions ontologiques des manières de boire de l’eau en bouteille – les nouvelles relations produites par cette habitude et les nouvelles significations qu’elle contribue à forger – interfèrent-elles avec d’autres pratiques, d’autres manières de boire de l’eau ? Ces questions sous-tendent notre intérêt pour les rapports entre l’eau en bouteille et d’autres systèmes d’approvisionnement en eau potable ainsi que pour les débats plus larges que ces rapports peuvent susciter concernant l’accès à l’eau en ville dans un contexte de pénurie d’eau de plus en plus marqué. Clairement, les bouteilles s’immiscent dans des cultures et des infrastructures hydrologiques préexistantes – ou parfois dans une absence de telles infrastructures – selon des modalités très diverses en fonction des lieux. Les bouteilles produisent alors des différences que l’on peut appréhender en termes ontologiques. Explorer ces ontologies et leur pluralité constitue ainsi un autre objectif central de L’Eau Plastique.

7C’est la question de la multiplicité qui ressort des questionnements qui guident ce livre – qui porte sur l’assemblage des marchés, sur les nouvelles manières de boire et sur la diversité des politiques. L’eau en bouteille a clairement des significations différentes dans différents contextes ; sa vie sociale est complexe et variée. La même bouteille d’eau en polytéréphtalate d’éthylène (PET) peut exister comme un produit, comme une ressource bénéfique à la santé individuelle, comme un objet de boycott, comme un déchet qui s’accumule, et revêtir encore bien d’autres traits. Comment aborder cette multiplicité, et comment finalement reconnaître la bouteille d’eau comme un objet ayant des caractéristiques ouvertes, qui se révèlent en situation sans être définies à l’avance ? Comment la reconnaître comme un objet possédant des capacités d’action et de transformation variables dans des contextes variés ? Bien que nous utilisions le terme générique d’« eau en bouteille », notre démarche consiste à situer l’objet, en examinant de près les relations et les associations dans lesquelles elle est impliquée. Ces relations configurent l’eau en bouteille de manière à chaque fois spécifique, et la bouteille n’est pas passive dans ce processus : elle impacte ces relations en retour. Notre objectif est de prêter attention à ces configurations afin d’étudier ces dynamiques évolutives et relationnelles et leur matérialité.

  • 1 FMCG pour « fast-moving consumer good » (note de la traductrice).

8Être conscient de la multiplicité ne signifie pas ignorer la force ou la dominance de certaines configurations par rapport aux autres. L’eau en bouteille est le plus souvent décrite comme un produit destiné à la boisson – un « produit de consommation courante »1, selon la classification industrielle standard. Ce que cette classification capture, c’est une forme d’organisation du marché de l’eau particulière et relativement inédite, qui construit l’eau comme un produit de consommation immédiate, conditionné et à usage unique. Comme Tony Clarke (2007, p. 12) le note dans l’étude qui fait autorité jusqu’à présent, la consommation d’eau en bouteille comme « bien de consommation courante » a doublé entre 1993 et 2004 aux États-Unis, au point que c’est devenu la deuxième boisson commerciale en termes de quantité vendue. Un rapport Euromonitor 2010, Drinking Cultures of the World, atteste aussi de cette croissance significative du marché. Le rapport indique que les États-Unis demeurent le plus gros marché de l’eau en bouteille en termes de valeur, correspondant à environ un dollar sur cinq dépensés globalement. Ce rapport mentionne également que l’eau en bouteille est le nouveau produit le plus visible dans le secteur des boissons et qu’elle remet en question la dominance des boissons gazeuses sur plusieurs marchés. En Europe, qui est le centre culturel traditionnel des eaux de marque, les ventes ont stagné suite à « une révolte des consommateurs contre les bouteilles en plastique jetables » (Euromonitor, 2010, p. 14), mais les marchés émergents en Chine, en Inde, au Brésil et en Indonésie sont considérés comme « l’horizon d’espoir des acteurs multinationaux de l’eau » (p. 16). Au cœur de l’expansion spectaculaire du marché dans ces régions émergentes se trouve le développement rapide des industries du packaging et des supermarchés, ces deux éléments constituant des facteurs essentiels pour la croissance du marché. En dépit des différences marquées de cultures et d’habitudes en matière de boisson de par le monde et en fonction des moments, l’eau en bouteille est habituellement vendue comme un produit ayant une courte durée de conservation et un renouvellement rapide, conçu pour être facilement transporté et consommé. En outre les aspects concernant le rôle de l’emballage, les modalités spécifiques de consommation, et les contextes d’achat sont des détails d’importance. Ils mettent en lumière la diversité des éléments et des dispositifs impliqués dans la manière dont l’eau a été transformée en un produit commercial de consommation courante.

9Bien sûr, l’eau a été commercialisée bien avant de devenir un produit de consommation courante. Au-delà de la longue histoire des marchés d’eau minérale de luxe, qui remonte au dix-neuvième siècle, il y a aussi le rôle significatif des petits vendeurs d’eau et des gros fournisseurs qui vendent de l’eau dans des containers de vingt litres dans les nombreux endroits où les réseaux de distribution sont inexistants ou peu sûrs (Euromonitor, 2010 ; Kjellén et McGranahan, 2006). Il y a aussi la « privatisation » des services publics de l’eau au cours des trente dernières années dans de nombreux pays, qui se manifeste dans les diverses transformations des marchés en place ou en cours (voir Bakker, 2003, 2010). Ces autres marchés de l’eau ont des histoires, des géographies et des configurations distinctes et, bien que notre propos soit centré avant tout sur l’eau en bouteille en tant que produit commercial de consommation courante, ses interactions avec l’eau sous d’autres formes commerciales ou non commerciales sont importantes dans notre analyse. Le point clef est que l’eau peut être transformée en objet commercial de différentes manières, si bien qu’il est crucial de considérer avec attention les processus spécifiques par lesquels elle se trouve « économicisée » (Muniesa, Millo et Callon, 2007, p. 3).

10Si l’eau en bouteille possède désormais une identité reconnue comme produit de consommation courante, pour autant cette identité est instable. En dépit de tous les messages publicitaires promettant une « pureté naturelle » ou de « l’hydratation où que vous soyez », ces qualifications et cadrages commerciaux sont sujets à une renégociation incessante lorsque la bouteille circule et se trouve échangée, consommée, re-remplie, jetée, ou devient l’objet de n’importe quelles autres actions. Il ne s’agit pas pour nous de retracer les transformations de l’identité et des caractéristiques de l’eau en bouteille tout au long de la filière économique, comme si les structures et les réseaux du capitalisme avaient toujours le dernier mot. Il s’agit plutôt d’approcher la bouteille d’eau, comme on l’a déjà suggéré, comme un objet non achevé et intriqué dans une situation (Thomas, 1991), en considérant que la nature de ces intrications exige une réflexion approfondie.

11Pour Michel Callon (1998, p. 19), comprendre l’intrication est un projet à la fois empirique et théorique. Cela implique d’étudier la manière dont les choses se trouvent arrangées ou composées d’une manière spécifique, et comment ces arrangements en viennent à exercer des effets dans le monde ou à susciter certaines actions qui n’ont pas de connexion évidente avec une logique directrice sous-jacente. Un autre terme qui capture ce processus dynamique d’ordonnancement, ainsi que la contingence de ces arrangements, est celui d’« assemblage ». Dans L’Eau Plastique, nous nous appuyons sur l’héritage des riches débats portant sur l’émergence et les transformations incessantes des conditions des assemblages, afin d’explorer la façon dont des ontologies sociales évolutives sont construites, stabilisées, et suscitent des effets variés (voir Bennett, 2010 ; DeLanda, 2006 ; Deleuze et Guattari, 2003 ; Law, 2004a). Bien que nous nous intéressions de façon centrale à l’organisation des marchés de masse de l’eau en bouteille, nous considérons ces marchés comme provisoires et en cours de déploiement : leur assujettissement à des formes de contrôle intentionnel n’est jamais que partiel.

12Ce centrage sur l’assemblage et ce qu’il évoque en termes de relations et d’hétérogénéité est sans doute dérangeant si l’on appréhende la montée de l’eau en bouteille comme un symptôme du pouvoir véritable des firmes, du capitalisme et de l’idéologie néolibérale. En effet, ces derniers ne représentent pas seulement des formes de domination sociale majeures, mais ils constituent aussi des causes structurelles bien identifiées de la marchandisation de l’eau, qui donnent prise à l’opposition politique. Le problème qui résulte de la focalisation sur ces macrostructures est que les processus complexes d’émergence du marché et d’agencement (Ҁalişkan et Callon, 2010) se trouvent souvent réduits à un petit nombre de déterminants. La représentation du politique comme quelque chose d’externe ou d’extérieur au marché nous pose également problème. S’il ne fait aucun doute que les dynamiques de cadrage et de construction des mesures de calcul, en interne aux marchés, visent effectivement à positionner le politique comme étant en dehors du cadre, dans le domaine des « externalités », ce processus n’est cependant jamais achevé. Comme Andrew Barry et Don Slater (2002, p. 185) le pointent, « le fait de cadrer les marchés, loin de limiter la possibilité de l’existence de conflits et négociations politiques, produit quelque chose comme une surface sur laquelle les formes de conflit, de négociation et de réflexion politique peuvent se condenser ».

13Nous ne contestons pas la présence et la force du capitalisme et des firmes multinationales dans le secteur des boissons ; mais nous choisissons de porter notre regard sur les myriades d’éléments, de techniques et de concepts qui sont déployés pour produire des cadres permettant de faire de l’eau un bien économique, et sur les manières précises dont ces cadres se trouvent problématisés et deviennent l’objet de multiples formes de contestation. Ce n’est pas parce que nous refusons les abstractions que sont les grands concepts ainsi que l’analyse politique guidée avant tout par la critique et la condamnation morale, que, pour autant, nous abandonnons toute perspective politique sur les marchés. Nous voulons explorer la manière dont les situations politiques précises sont assemblées, en pratique, en lien avec l’eau en bouteille, et les façons dont ces situations émergent, souvent, via des mécanismes de contamination créative par les marchés. C’est en réfutant l’opposition rigide entre économie et politique que l’on peut alors percevoir les conditions de leur « hybridation clandestine » (Cochoy, Giraudeau et McFall, 2010, p. 141), ainsi que la façon dont le politique est immanent à de nombreuses modalités du marché.

14Le souci de comprendre la production et l’accomplissement du politique dans des cas spécifiques est ainsi central dans notre approche – c’est-à-dire le souci de comprendre comment différents acteurs déploient des analyses et des catégories politiques particulières permettant de faire de l’eau en bouteille un objet de mobilisation. Cette manière de concevoir le politique – comme un genre d’activité tactique, pragmatique et située – permet de révéler une diversité remarquable d’acteurs et d’enjeux politiques, un champ incroyablement dynamique de débats et de publics aux prises avec les nombreux aspects dérangeants de l’eau en bouteille, depuis le contenant jusqu’au contenu et aux firmes qui le produisent. Il n’est guère étonnant que ce produit ait pu être décrit en termes de « nouveau tabagisme » (Coren, 2008) ! Cela permet également d’analyser la manière dont les situations politiques contraignent les marchés à des négociations réflexives avec d’innombrables acteurs, des citoyens-consommateurs aux ONG, lorsque le produit se trouve redéfini comme un problème.

15Notre appréhension du politique n’ignore pas les firmes ni le capital, mais elle les déloge du centre de l’histoire de l’eau en bouteille. L’approche performative et empirique de l’assemblage des marchés que nous développons ici permet de ne pas réduire une multiplicité de participants et d’effets à la logique inexorable d’un seul élément directeur. Nous refusons de ramener les causes du développement d’un marché à un unique déclencheur ou facteur structurel. À rebours, notre approche considère la manière dont l’agencement d’un marché – sa capacité à générer des actions économiques ou non économiques (attendues et imprévues) – émerge dans la dynamique d’arrangement et de combinaison des éléments sociotechniques, corporels, discursifs et matériels qui le forment. Les firmes de boissons et les flux de capitaux sont des éléments cruciaux, mais de nombreux autres dispositifs, combinaisons et pratiques contribuent à actualiser et à étendre les relations économiques de manière tout aussi cruciale. Nous ne présumons pas que tous les actants se valent ou se trouvent exactement au même niveau, mais nous insistons sur le fait que l’agentivité d’un assemblage est toujours distribuée : à côté d’éléments dotés d’une intentionnalité puissante, il existe « une série hétérogène d’actants ayant des niveaux de puissance et d’effectivité partiels, conflictuels ou qui se recoupent en partie » (Bennett, 2010, p. 33).

16Dans l’idée de passer d’une économie politique générale à une perspective politique sur les marchés de l’eau en bouteille, nous commençons cet ouvrage en examinant trois éléments : la bouteille, l’eau, et le type d’usage qui en est suggéré, à savoir : siroter constamment à la bouteille. Nous n’avons pas fait ce choix au hasard. Nous soutenons que chacun de ces éléments ainsi que leurs relations complexes affectent l’action économique de manières multiples et significatives. La bouteille en PET constitue une forme d’emballage plastique innovant, qui a d’abord été utilisée dans l’industrie des boissons au début des années 1980, avec un impact phénoménal. La fonction explicite de ce dispositif économique était de réduire les coûts en réduisant le poids de l’objet, tout en conservant les qualités du verre de durabilité et de stabilité chimique. Or c’est l’affinité remarquable du PET avec l’eau qui est ressortie de manière inattendue de cette rematérialisation inédite du conditionnement des boissons, c’est-à-dire le fait que les qualités sémiotiques et matérielles du PET paraissent augmenter la transparence biophysique de l’eau, générant l’idée d’une pureté propre qui lui serait associée ; est ressortie aussi la façon dont la fluidité et la clarté de l’eau étaient amplifiées par la plasticité du plastique lui-même. Mais cette alliance puissante entre l’emballage et le produit n’est rien sans d’autres actions transformatives, comme l’intensification plus générale du recours aux marques et l’évolution des préoccupations des consommateurs concernant leur bien-être personnel. Le développement de la bio-citoyenneté a rendu relativement aisé de produire un sujet qui puisse s’attacher à l’eau en bouteille au nom d’un désir de santé.

17Mais ce récit commence à résonner de manière très téléologique : d’abord est arrivée la bouteille, puis l’eau, ensuite le buveur anxieux, et enfin l’expansion rapide d’un nouveau segment de marché dans l’industrie des boissons. Telle n’est pas notre intention ; nous considérons en effet ces éléments comme des développements cruciaux à la fois en eux-mêmes et sur le plan de leurs interactions – générant des niveaux d’agentivité variés et intriqués ainsi que diverses formes de pouvoir dans les arrangements économiques. S’il n’est pas question de dénigrer la pression croissante à la marchandisation, nous nous intéressons à la manière dont cela s’est passé dans le cas précis de l’eau – comment ces éléments ont été impliqués dans l’émergence de la nouvelle réalité de l’eau comme produit commercial de consommation courante. En effet, c’est en prêtant attention à ces éléments que l’on peut dépasser le dualisme entre sujets et objets, ou entre la production et la consommation. Loin de considérer que le consommateur d’eau en bouteille serait manipulé par la publicité ou assujetti à des désirs trompeurs ou des anxiétés artificielles au sujet de l’eau du robinet, nous considérons la manière dont ces trois éléments – l’emballage, la marque et les nouveaux discours de santé eux-mêmes – sont impliqués collectivement et différentiellement dans la redéfinition de l’eau, générant diverses opérations de requalification de l’eau. En empruntant la définition du marché donnée par Callon (1998) en termes de « dispositif de co-ordination », c’est-à-dire d’un assemblage continûment évolutif qui permet de formuler la valeur des biens et de les échanger, nous examinons la manière dont les marchés de l’eau en bouteille organisent les relations entre humains et non-humains (matérialités, discours, dispositifs socio-techniques) et transforment, à un degré ou un autre, tout élément impliqué dans les arrangements économiques en un opérateur de qualification et de calcul de la valeur des biens. Ces calculs de valeur ne sont pas seulement réalisés par l’intermédiaire des chiffres de vente mais aussi via la myriade de manières dont les bouteilles d’eau génèrent des attachements spécifiques chez les consommateurs – par exemple lorsque le buveur devient un agent de qualification et de calcul de la valeur de l’eau lorsqu’il choisit et transporte une bouteille d’eau. Comme Liz McFall (2009, p. 275) le dit, « la vertu d’une sociologie de l’attachement économique n’est pas de nous parler de la consommation en général… mais de nous parler du caractère distribué et matériel de processus économiques spécifiques ».

18Nous explorons ces trois éléments dans la partie I de l’ouvrage, intitulée « L’eau en bouteille comme événement ». Notre approche de l’événement est à la fois littérale et philosophique. L’essor rapide des marchés de masse de l’eau en bouteille n’est pas simplement quelque chose qui s’est passé dans un temps progressif, comme un développement inédit du secteur des boissons, mais il résulte aussi de l’actualisation de relations nouvelles et souvent surprenantes entre les bouteilles, l’eau et les corps des buveurs d’eau, ainsi que sur chacun de ces trois plans. Cette approche est pertinente parce qu’elle modèle les événements comme des processus par lesquels les choses deviennent différentes, sans réductionnisme. En cherchant à comprendre comment les marchés de masse de l’eau en bouteille se sont construits, cette partie se déplace dans le temps et dans l’espace : de l’invention de la bouteille en PET en 1973 dans un laboratoire DuPont aux pratiques de mise en économie de l’eau de source au dix-neuvième siècle en France et au développement de la « science de l’hydratation » avec la montée du jogging aux États-Unis dans les années 1970. Tous ces éléments ont contribué à cristalliser l’événement des marchés de masse de l’eau en bouteille : il ne se serait pas passé sans eux, mais en même temps ils ne participent pas simplement à son avènement en suivant une pure logique de cause à effet. La pensée de l’événement appréhende alors les processus d’assemblage des marchés comme étant à la fois historiques et contingents. Plutôt que d’expliquer le développement rapide du marché en suivant une logique d’expansion économique inexorable, nous examinons les modalités de causalité émergente et les manières dont les développements en matière d’emballage plastique, l’essor des eaux de marque et les nouveaux discours de santé ont interagi et se sont impactés mutuellement. Et, alors que ces éléments ont littéralement rendu possible l’essor du marché, c’est la contingence de leur rencontre qui est significative ainsi que les effets proliférants qu’elle a engendrés, qui marquent la portée philosophique de l’événement. Penser l’événement suggère également la nature distribuée de l’agentivité, c’est-à-dire la manière dont de nouvelles relations entre les choses produisent une différence. S’il n’y a aucun doute que l’eau en bouteille a produit d’innombrables différences dans de nombreux domaines – depuis la façon dont on appréhende la qualité de l’eau jusqu’à celle dont les déchets plastiques s’accumulent –, ces différences constituent des effets réels et concrets, qui doivent être compris à la fois en termes de relations de causalité et d’émergence : il y a des forces puissantes, comme les intérêts des compagnies de boissons, qui les informent de manière relativement prévisible, mais ces effets sont en même temps contingents, imprévisibles et particulièrement diversifiés.

19Dans la partie II, « La bouteille en pratiques », nous considérons la diversité des formes revêtues par l’émergence du marché de l’eau en bouteille et son essor, en analysant ce que les bouteilles font au monde. Notre objectif principal dans cette section est de comprendre comment les bouteilles d’eau sont devenues ordinaires : comment les bouteilles fonctionnent en pratique, comment elles acquièrent des significations, et comment elles deviennent une routine normale, caractéristique des manières quotidiennes de boire et de jeter. Nous nous focalisons sur trois villes asiatiques, Bangkok, Chennai et Hanoi. Ces terrains nous ont permis d’enquêter sur le développement de pratiques associées aux bouteilles dans des lieux où les marchés progressent rapidement et où les réseaux de distribution d’eau sont inexistants ou peu sûrs. Dans ces villes, la fragmentation de l’urbanisme est la norme et notre objectif a été de comprendre comment les bouteilles s’inscrivaient dans un accès à l’eau morcelé et dans des infrastructures de gestion des déchets éclatées. Les réalités locales complexes de l’hydrologie urbaine ont des implications fortes sur la façon dont les marchés de l’eau en bouteille sont assemblés et sur les manières dont l’eau en bouteille est tout à la fois qualifiée et consommée. Le statut de l’eau en bouteille passe de celui de produit de consommation courante à celui d’élément essentiel pour la survie et les pratiques domestiques quotidiennes, tandis que la bouteille sous-tend également l’établissement de nouvelles hiérarchies concernant l’eau, qui mettent en correspondance divers usages avec diverses provenances de l’eau.

20Le récit empirique détaillé des pratiques associées aux bouteilles que nous développons dans la partie II réinterroge les notions de « privatisation » et de « néolibéralisme ». S’il est clair que la montée rapide des marchés de l’eau dans les villes que nous étudions constitue une réponse opportuniste à diverses formes d’échec de l’État et à un environnement hydrique fragile, l’opposition entre public et privé est loin de rendre compte de cette complexité. C’est seulement en appréhendant la façon dont l’eau en bouteille prend sens en relation à d’autres modalités d’accès à l’eau dans le cadre des pratiques de tous les jours qu’il devient possible de comprendre à la fois les réalités ontologiques de l’eau en bouteille et les dimensions ontologiques des politiques de l’eau. Dans cette perspective, nous montrons comment l’eau en bouteille est adoptée dans les foyers de la classe moyenne à Bangkok en réponse à des inquiétudes concernant le réseau d’eau municipal, comment elle est impliquée tout à la fois dans la construction et la résolution de la pénurie d’eau à Chennai, et enfin comment l’accumulation de bouteilles jetées génère de nouvelles pratiques d’économicisation avec le cas des villages recyclant le plastique dans la banlieue de Hanoi. Nous nous intéressons aux pratiques sociales et à leurs dynamiques, et finalement aux manières dont l’eau en bouteille participe de l’assemblage et de la production de nouvelles réalités concernant les manières de boire et de jeter. Le problème essentiel avec lequel nous sommes aux prises dans cette section est de comprendre comment les bouteilles génèrent ce que nous appelons des effets politiques « souterrains », qui normalisent les modalités marchandes d’accès à l’eau comme étant plus sûres, plus commodes, ou plus conformes à l’idée de réussite sociale, et qui, dans le même mouvement, sapent implicitement le combat en faveur du développement de formes publiques, ou non marchandes, d’accès à une eau potable saine.

21Enfin dans la partie III, « Boire éthique », nous analysons la façon dont l’eau en bouteille a été politicisée et transformée en « situation chaude » pour reprendre l’expression désormais bien connue de Callon (2008). Ici, les effets politiques ne sont absolument pas souterrains, et ils n’opèrent pas simplement dans les registres de l’interférence ontologique. Au contraire, le recours à la contre-information, les campagnes des ONG et les réseaux activistes minoritaires, parmi d’autres mécanismes, contribuent à mettre au grand jour les externalités et les impacts des marchés de l’eau en bouteille. Nous nous intéressons à l’émergence de situations politiques variées de contestation des usages et des effets de l’eau en bouteille et à l’évolution de ces situations. Nous nous inspirons ici des récents débats sur les politiques de la matérialité (Barry, 2013 ; Braun et Whatmore, 2010 ; Marres, 2012) qui pointent le rôle des nombreux dispositifs matériels dans la constitution de l’action politique, et sur les analyses de la manière dont la prolifération croissante des controverses portant sur des objets matériels participe de la formation des publics autour de certains enjeux et préoccupations. À travers une enquête portant sur trois situations politiques différentes – la campagne Inside the Bottle orchestrée par l’institut canadien Polaris, la stratégie marketing FilterForGood développée par la compagnie Brita qui commercialise des filtres à eau aux États-Unis, et la réintroduction des fontaines publiques dans une ville australienne –, nous explorons quelques questions clefs. Premièrement, comment ces situations contribuent-elles à redéfinir l’eau en bouteille comme un problème politique – et quels aspects de l’eau en bouteille sont-ils reconfigurés comme éthiquement perturbants ? Et deuxièmement, quelles techniques et quels dispositifs pratiques sont-ils déployés pour assembler des publics désireux de dire non à la bouteille ?

22Chacune de ces campagnes implique une large palette de gens qui deviennent des « communautés de personnes affectées » (Marres, 2012). Ces campagnes montrent que l’eau en bouteille n’est pas simplement un objet problématique saisi par les délibérations politiques et la critique activiste ; l’eau en bouteille est aussi un acteur politique en elle-même – quelque chose qui peut acquérir d’intenses « pouvoirs d’engagement ». C’est le terme utilisé par Noortje Marres pour décrire des modalités contemporaines de participation politique qui vont au-delà de la simple information des citoyens concernant les problèmes en jeu, jusqu’à la transformation active des pratiques matérielles de la vie quotidienne. Dans ces situations, l’engagement politique est à la fois incarné et plus qu’humain : il requiert des objets, des technologies, et des pratiques spécifiques afin d’insuffler de la participation politique et de fabriquer des publics. Le défi pour l’analyste est alors de retracer empiriquement les mécanismes d’assemblage de ces réseaux autour des enjeux éthiques et politiques de l’eau en bouteille, et de rendre compte de la capacité active qu’a la bouteille d’impliquer les consommateurs en tant que publics et buveurs sensibilisés à l’éthique.

23Mais que dire des effets de ces formes organisées de contestation sur les marchés de l’eau en bouteille ? Comment les marchés répondent-ils à ces débordements, et comment gèrent-ils les défis qu’ils posent vis-à-vis des dispositifs de calcul économique ? Dans le chapitre 8 de l’ouvrage, nous explorons ces questions en nous intéressant aux labels éthiques attribués à l’eau en bouteille et au développement, par les principales firmes de boisson, de stratégies marketing référant aux grandes causes politiques et éthiques. Il serait aisé d’écarter d’un revers de main ces développements en considérant qu’ils ne représentent guère plus que des stratégies de verdissement, ou en les ramenant au mouvement incessant d’incorporation des externalités, mais nous ne cédons pas à cette position. Nous considérons plutôt qu’ils s’inscrivent dans la montée de ce que Barry (2004) dénomme le « capitalisme éthique », qui met en évidence la réflexivité des marchés et la manière dont les corporations cherchent à reformater leurs propres activités commerciales en faisant preuve d’une conduite éthique. C’est une position similaire à celle de Callon (2009) qui affirme que certains marchés se « civilisent » en développant des dispositifs sociotechniques spécifiques en réponse à divers enjeux et problématisations. L’argument de Callon n’est pas que les marchés seraient capables de tout résoudre et d’incorporer toutes les contestations, mais plutôt qu’ils peuvent mobiliser les situations de contestation politique en tant que ressources pour expérimenter de nouvelles modalités de marché.

24Nous voulons donc comprendre la nature des activités et des conduites commerciales déployées pour rendre l’eau en bouteille « éthique ». Comment une compagnie rend-elle visible, ou démontre-t-elle, son souci éthique ? Et de quelles manières ces pratiques informent-elles de nouvelles relations entre les produits et les consommateurs, générant diverses formes de valeur ou de potentiel éthique pour la bouteille d’eau, le buveur, la marque et la firme de boisson ? Or les mécanismes par lesquels le marché développe des capacités spécifiques de mesure et de mise en économie permettant de produire des formes éthiques d’action et de valeur ne constituent qu’une partie de l’histoire. Nous nous intéressons également à la façon dont l’avènement de l’activisme et l’émergence d’une critique et d’une contestation d’ampleur de l’eau en bouteille sont impliqués dans ces développements. Dans quelle mesure les formes de contestation du marché et les controverses associées cessent-elles d’être des externalités pour devenir des éléments incontournables de l’architecture du marché et de son équipement de qualification ?

25Au cœur de L’Eau Plastique, il y a le désir de comprendre comment sont advenus des marchés de masse de l’eau conditionnée, associés à de nouvelles manières de boire, ainsi que les effets politiques multi-facettes de ces développements. Si nous sommes sceptiques vis-à-vis des analyses qui réduisent ces processus complexes à l’expression de macro-forces ou de grandes problématisations, cela ne veut pas dire que nous abandonnerions une position académique critique porteuse d’intervention créatrice (Braun et Whatmore, 2010, p. xxvii). Comme nous l’avons souligné, nous cherchons en tout premier lieu à développer des analyses critiques de ces assemblages économiques ordinaires et à comprendre comment ils génèrent une multiplicité de situations et d’interférences politiques, ainsi que des réalités souterraines dérangeantes. Mais quel est alors le fondement de notre position critique ? Comment pouvons-nous considérer que ces effets politiques ne sont pas simplement de l’ordre de la tactique ou du performatif, mais s’inscrivent aussi dans des préoccupations éthiques plus universelles quant à ce que les bouteilles font à l’eau et à son rôle fondamental dans le maintien de la vie ?

26Le contexte incontournable de la montée de l’eau en bouteille est celui de la biopolitique, un concept que Foucault a déployé pour décrire les mille façons dont la vie biologique devient l’objet d’une emprise et de calculs politiques (Agamben, 1998 ; Foucault, 2008). Le fondement de notre appréciation morale des effets de l’eau conditionnée en bouteille s’origine dans le constat de la centralité de l’eau pour le maintien de la vie. Comme Karen Bakker (2003), Matthew Gandy (2006) et beaucoup d’autres l’ont affirmé, l’eau est une « ressource non substituable » ; elle est impliquée à un niveau fondamental dans une diversité de règles sociales, dans la gestion des populations, et dans des lignes variées d’interdépendance et de connexion entre l’existence humaine et la nature non humaine. L’accès à l’eau potable pour des populations en augmentation de par le monde fait partie des enjeux actuels les plus pressants, de même que la protection des sources d’eau dans les environnements hydriques fragiles. Ces réalités globales forment l’arrière-fond essentiel de nos analyses. Si nous ne les examinons pas directement, notre objectif est de comprendre comment ces réalités sont informées et amplifiées par les marchés de l’eau conditionnée, qui bien souvent actualisent – implicitement ou explicitement – des questionnements plus larges sur la valeur de l’eau et sur sa place dans l’existence de la vie. Nous cherchons ainsi à comprendre comment des modalités biopolitiques historiquement contingentes et très spécifiques se trouvent en jeu non seulement dans l’émergence de nouvelles modalités économiques associées à l’eau, mais aussi dans les discours marketing qui associent l’accès à l’eau en bouteille à l’accès à la vie.

27Aborder le développement récent phénoménal de l’eau en bouteille en lien avec ce contexte biopolitique implique de prendre au sérieux la présence matérielle active des bouteilles. La prolifération des bouteilles d’eau en plastique à peu près partout dans le monde ne peut pas être interprétée comme le symptôme d’une transition historique ou biopolitique générique, telle que la montée du néolibéralisme ou des cultures du risque. Comme nous le montrerons, le véritable essaimage des bouteilles plastique est le résultat d’alliances temporaires situées et d’arrangements impromptus, dans lesquels certaines conduites et certaines matérialités (les produits de l’industrie du plastique ou l’eau de source naturelle par exemple) en viennent à prendre sens et génèrent ce que Stephen Collier et Andrew Lakoff (2005) décrivent en termes de nouveaux « régimes du vivre ». Cette expression explique l’émergence de situations dans lesquelles « vivre » devient problématique du fait que des actes les plus ordinaires comme celui de boire sont l’objet de normes changeantes, donnant lieu à des raisonnements et des pratiques matérielles qui se transforment. Cette expression indique aussi la centralité croissante des processus biologiques dans les nouvelles pratiques économiques, et les manières dont les conduites corporelles et leur évolution se matérialisent dans des réseaux complexes associant l’humain et le non-humain. Notre objectif est alors de retracer la manière dont les bouteilles plastique participent à différents régimes du vivre – comment elles sont enrôlées dans de nouveaux arrangements économiques et techniques d’approvisionnement en eau et comment elles sont susceptibles de saper la confiance dans les réseaux d’eau publics ou de faire dérailler les combats en cours pour mettre en place de tels réseaux. Cette approche permet ainsi d’examiner l’eau en bouteille sans mettre les humains ou les firmes au centre de l’histoire. Elle démarre avec la modeste reconnaissance du fait que les bouteilles plastique ne sont pas intrinsèquement des objets phobiques, mais plutôt des choses avec lesquelles nous cohabitons, et qui se matérialisent via des processus économiques variés et des habitudes quotidiennes changeantes. Cette approche permet aussi de comprendre comment la bouteille tout à la fois contient et qualifie l’eau dans divers arrangements, comment elle participe à transformer les qualités de l’eau et invite à de nouvelles formes de réflexion éthique sur les manières de boire et les manières de vivre, et comment, enfin, elle articule de nouvelles relations entre le capital et la vie.

Tous mes remerciements à Baptiste Monsaingeon pour sa relecture et ses suggestions sur la traduction.

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Bibliographie

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Notes

1 FMCG pour « fast-moving consumer good » (note de la traductrice).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gay Hawkins, Emily Potter et Kane Race, « L’eau en bouteille »Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 12-4 | 2018, mis en ligne le 31 décembre 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rac/382 ; DOI : https://doi.org/10.3917/rac.041.0681

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Auteurs

Gay Hawkins

Professeur à l’Institute for Culture and Society à la Western Sydney University. Ses récents ouvrages incluent : Hawkins, G., Gabrys, J., Michael, M. (Eds.) (2013). Accumulation: the material politics of plastic. London: Routledge; Hawkins, G. (2006). The ethics of waste. Lanham, Maryland: Rowman & Littlefield; Hawkins, G. Muecke, S. (Eds.) (2002). Culture and waste: the creation and destruction of value, Lanham, Maryland: Rowman & Littlefield.
Adresse: Institute for Culture and Society (ICS), University Western Sydney, Parramatta Campus, Penrith NSW 2751 (Australia)
Courriel: g.hawkins[at]westernsydney.edu.au

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Emily Potter

Senior Lecturer à la School of Communication and Creative Arts à Deakin University, Australia.
Adresse: Deakin University, Burwood VIC 3125 (Australia)
Courriel: e.potter[at]deakin.edu.au

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Kane Race

Associate Professor au Department of Gender and Cultural Studies à l’University of Sydney
Adresse: University of Sydney, Camperdown NSW 2006 (Australia)
Courriel: kane.race[at]sydney.edu.au

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Traducteur

Céline Granjou

Directrice de Recherche, Docteure en sociologie, Irstea Grenoble, celine.granjou[at]irstea.fr

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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